Nous sommes aujourd’hui le 22 août. Et ce n’est pas un vendredi comme les autres ! Il s’agit du Ray’s Day, un jour spécial qui fête le livre et la littérature. A cette occasion, je me suis demandée ce que je pouvais apporter comme pierre à l’édifice. Des chroniques, j’en publie toutes les semaines. Des articles de fond ? Déjà fait. Alors, je vous offre quelque chose d’un petit peu différent, j’ai décidé de vous livrer un texte que j’ai écrit il y a quelques mois. Il n’est pas parfait, mais j’ai pensé que c’était une bonne manière de célébrer le livre par l’écriture d’une histoire. J’espère qu’elle aura l’heur de vous plaire, bonne lecture !
Cent ans que je l’attend. Que dis-je, mille ans peut-être ! Tous ces siècles que j’ai gâché à rester plongé dans mon sommeil minéral couché sur mon tas d’or ! Je ne souviens même plus à quel roi des hommes, des nains je l’ai pris. Cela n’a plus d’importance, ils doivent tous être morts maintenant.
Je ne peux encore bouger, il faut que je laisse le temps à mes muscles et à tout mon corps de reprendre vie. Peu m’importe combien de temps cela prendra, j’ai tout le temps. Mon esprit lui, est déjà réveillé, et il échafaude des plans pour accroître mon tas d’or que je ne connais que trop à force de l’avoir compté et recompté. Peut-être même pourrais-je rétablir mon ancienne domination sur ce pays. Quel plaisir ce sera d’entendre les braves humains hurler, bêler comme leurs minuscules animaux qu’ils appellent moutons. Je sentirai leur peur monter jusqu’à moi dans leurs clameurs qui s’élèveront sur mon passage.
Je pousse un profond soupir qui projette un long jet de vapeur qui s’écrase contre la paroi de l’immense grotte où je me suis endormi. J’ai l’impression, à mesure que mon corps reprend du service, que cet espace est plus étriqué qu’auparavant.
Enfin, alors que du temps s’est encore écoulé, je sens que mon corps est à nouveau mien. Je remue d’abord doucement mon cou. Un craquement sonore retentit, bientôt suivi par d’autres alors que je bouge le reste de mon corps reptilien. Je soupire à nouveau, de satisfaction cette fois, car rien ne s’est définitivement figé. J’inspire profondément, entame un mouvement de rotation de mon corps, et je cherche la sortie de ma caverne. Ah, quel doux son que le bruit des pièces qui tombent en cascade de mon corps et tintent sur le sol dans un bruit cristallin…
Ce n’est pas le début d’une nouvelle vie, mais plutôt un renouveau. Mieux, le début d’une nouvelle ère de terreur qui sera la marque de mon règne ! J’ai encore de bien beaux siècles devant moi.
Enfin, je trouve l’endroit où j’avais aménagé une entrée. D’un coup puissant de ma queue, je disperse les gros blocs qui masquent l’entrée de ma grotte. Je sens avec délectation la montagne trembler sous le choc. Une preuve de ma puissance ! Mes sens repèrent non loin un cours d’eau. Aussitôt, une soif atroce me tenaille. Je me dirige pesamment vers la source tout en imaginant par anticipation la légèreté que je ne tarderai pas à retrouver une fois dans les airs. J’ai tellement soif que je bois à longs traits, quitte à tarir le flot qui m’abreuve. Je me sens revivre un peu plus à chaque gorgée, comme si chaque goutte d’eau réveillait une cellule de mon corps encore endormie. Ce n’est pas pour éteindre le feu qui brûle en moi, mais plutôt pour amollir la roche qu’étaient devenues mes chairs après des siècles d’immobilité.
A nouveau, je soupire de satisfaction et regarde avec amusement l’eau que je buvais se mettre à vrombir en grosses bulles bouillonnantes. Puis je me détourne et hume à nouveau l’air. Je trouve bientôt ce que j’y cherche, un souffle d’air un peu plus frais qui m’annonce l’extérieur. Alors, je m’élance de toutes mes forces contre le pan de roche. celui-ci tremble avec force tandis que je recommence dans un grand rugissement. J’entends les éboulements que je provoque, mais je n’en ai cure. Si humains il y a derrière, ils reconstruiront leurs habitats plus loin… si bien sûr je leur laisse une chance de se sauver, cas la faim me tenaille. Enfin, je perçois un air beaucoup plus frais. Un dernier coup dans la paroi et je débouche à l’air libre ! Je reste un instant immobile, le temps d’apprécier les bourrasques glisser sur mes écailles, le long de mon dos, entre mes ailes. Quelle sensation délicieuse…
A nouveau, je pousse un long rugissement de joie dans lequel je fais passer toute ma joie de la libération.
J’éprouve la sensation du sol rocailleux sous mes griffes et hume longuement l’air qui m’entoure. J’y décèle l’hiver qui arrive, les animaux qui nichent dans les montagnes qui m’entourent. L’idée que certains ne pourront jamais ressortir de leur tanière ne fait qu’effleurer mon esprit. Je ne peux plus attendre.
Avec volupté, j’étends mes ailes, ramasse mon corps puissant et me propulse dans le vide. Je m’élève au dessus des cimes, contemplant les neiges presque aussi vieilles que moi. Personne d’autre que moi ne pourra jamais les approcher d’aussi près, et j’espère qu’aucun homme ne posera le pied dessus. Tant que ceux de mon espèce vivront, ils empêcheront les hommes de dépasser les limites !
L’air, glacial à cette altitude, fait claquer le cuir dépourvu d’écailles de mes ailes. Quelqu’un d’extérieur à la race draconique ne peut comprendre le vivifiement, l’inégalable plaisir que provoque la caresse tantôt vive, tantôt douce des courants d’air sur mes écailles, le long de mon corps fuselé taillé pour fendre les brises, percer les nuages et fondre à toute vitesse vers la terre, notre mère à tous.
Ivre de bonheur, je me laisse aller un long moment à des cabrioles et autres fantaisies dignes d’un dragonnet. Puis je me reprends. Il est temps que je songe à me sustenter, ces efforts ont camouflé ma faim, mais elle se réveille maintenant avec une force redoublée.
Je commence donc à faire remonter dans ma mémoire la topographie de la région dans laquelle je me suis endormie. Je pose ensuite mon regard acéré sur le sol. Ma surprise est grande en voyant parfois de grosses concentrations lumineuses. Les hommes auraient-ils utilisé leur cerveau pour évoluer et quitter leurs campagnes ? Asseoir de nouveau ma domination sur cette espèce sera un défi à relever et déjà, mon esprit échafaude un plan infaillible pour dominer à nouveau la race humaine.
Je survole plusieurs de ces concentrations lumineuses, planant avec volupté parmi les étoiles. J’amorce enfin ma descente et finit par atterrir avec grâce dans des collines derrières lesquelles se tient une bourgade de taille modeste. Je me mets à rôder en quête d’une demeure isolée dont les occupants pourraient me sustenter. Ma recherche aboutit bientôt. Je me trouve à proximité d’une maison massive à laquelle est accolé un bâtiment long et bas dans lequel je crois reconnaître une bergerie.
Je dois m’avouer satisfait car je n’ai rien perdu de mes facultés cognitives. Mon cerveau est pareil à un magma perpétuellement en ébullition duquel les idées jaillissent, toujours excellentes. Je sais que les bêtes sentiront ma trace et s’agiteront. Le fermier, qui à coup sûr ne dort que d’un oeil, surgira pour connaître la cause de vacarme. C’est presque trop facile, et la perspective d’un repas solide me fait saliver par anticipation.
Je me place le long du bâtiment, dissimulée par la pénombre. Je peux passer inaperçue si je le souhaite. Bien entendu, les créatures laineuses et bêlantes perçoivent immédiatement la brûlure subtile présente dans l’atmosphère et s’agitent. Quelques minutes plus tard, je perçois du mouvement de l’autre côté de la bâtisse. Tenant une torche à bout de bras, le berger sort de sa maison. Sa tenue ne manque pas de m’étonner. Je ne me souviens pas de ces braies, ni de ces chemises et encore moins de ce tricorne poussiéreux. J’attends qu’il s’approche de l’entrée de la bergerie et en déverrouille la porte et projette sur lui un long jet d’acide droit sur le visage. Puis je me jette sur lui sans autre forme de procès : l’heure n’est pas à impressionner les hommes, mais à reconstituer mes forces. Hormis sa crasse, la chair humaine déverse en moi des saveurs qui réveille d’antiques souvenirs enfouis. Je sens en effet que peu à peu la force qui quitte ma proie se déverse en moi par cascade de sang encore tiède. Mais bientôt, l’homme est avalé. Je me tourne vers le troupeau dont les bêlements apeurés commencent à m’irriter. Une fois ces friandises avalées, je m’éloigne puis prend mon envol. Certes, il s’agit d’un départ furtif indigne de quelqu’un de mon rang, mais ce mauvais souvenir sera bientôt remplacé par le retour de mon règle éclatant. Il est temps de reformer famille et armée pour rétablir le règne des dragons sur le monde.
© Mathilde Przymenski